T’avais beau tout faire pour que ce soit un jour normal, t’y arrivais décidemment pas. Tu pouvais encore comprendre les autres années, parce que tu ne faisais pas spécialement d’efforts, tu prenais toujours ta journée en restant enfermé la plupart du temps et en buvant toute la soirée, jusqu’à ce que tu ne puisses plus rien ingérer. Le seul effort que tu faisais, c’était de sortir pour aller manger avec tes parents, qui continuaient de t’inviter. T’espérais sans doute y trouver un minimum de réconfort. Et bizarrement, en dix-neuf ans, t’en avais jamais trouvé. Faudrait que t’arrêtes d’espérer. Que t’arrêtes de penser qu’ils auraient un déclic à un moment ou à un autre. Alors ce que t’avais fait, c’était de décliner le repas de ce soir déjà. Ils ne l’avaient pas mal pris, même si ta mère avait réagi un peu bizarrement. Elle avait commencé à te poser plein de questions. Auxquelles t’avais pas daigné répondre. T’allais pas commencer à lui dire que tu comptais passer la soirée avec ton cousin, elle ne ferait que poser d’autres questions auxquelles t’aurais encore moins envie de répondre.

Puis t’avais décidé aussi d’aller travailler. C’était bien la première fois que tu le faisais. La première fois que t’essayais totalement de t’occuper l’esprit correctement. Même si ça n’avait que très peu fonctionné. T’avais essayé de faire comme si de rien était, mais t’avais pas arrêté de penser à ta sœur. Plus que d’habitude en tout cas. En même temps, comment t’aurais pu faire autrement. Déjà en temps normal tu ne pouvais pas t’en empêcher. T’empêcher de te dire que t’avais passé plus de temps sans elle qu’à ses côtés maintenant, et que ça ne ferait que s’empirer. Une constatation que tu détestais.

T’avais mis un peu de temps à fermer l’apothicairerie, alors que tu savais que t’allais pouvoir rentrer, que t’allais certainement te changer les idées. Mais tu savais aussi que c’était difficile pour Tomos, alors t’avais eu l’idée de faire un détour par le bar, pour pouvoir vous acheter une bouteille. Certes vous faisiez plus attention qu’avant avec l’alcool, c’était même venu assez naturellement depuis que t’étais avec lui, mais vous pouviez vous permettre des écarts de temps en temps. Puis ça te permettrait de voir Wezen aussi. Ca ne pourrait que te faire du bien de parler un peu avec lui. Sans doute le seul qui te permettrait d’acheter une bouteille là-bas hein. Mais t’avais pas envie d’aller en magasin, la plupart étaient fermés de toute manière.

T’avais essayé d’afficher un sourire lorsque t’étais entré dans le bar, t’avais pas envie d’inquiéter qui que ce soit. Encore moins ton meilleur ami. Et ça te ferait du bien d’arrêter de te triturer les méninges. Tu t’étais rapproché du bar, et tu t’étais apprêté à parler au brun, le saluer aussi, mais on t’avais interpellé. T’avais tourné la tête pour apercevoir Millès. Une ancienne de tes patientes. Qui tu n’étais pas attendu à revoir aussi rapidement à l’hôpital. Ce n’était pas rare que quelques personnes forcent. Comme toi d’ailleurs. T’avais un peu souri en la revoyant à l’hôpital d’ailleurs. Non pas par moquerie, mais parce qu’il t’étais un peu arrivé la même chose lorsque tu t’étais blessé et que malgré ce qu’on avait dit, t’étais revenu bien trop tôt.


« ▬ Bonsoir ! On dirait bien oui ! Vous allez mieux depuis la dernière fois ? Enfin, j’imagine que si vous êtes ici, c’est que vous n’avez pas encore réussi à vous déboîter l’épaule ? »


T’espérais pour elle que ça ne lui arriverait pas, mais un peu d’humour ça ne tuait personne.

T’avais un peu l’impression d’être dans du coton. Ou en tout cas, de ne pas vivre une journée normale. Que quelque chose clochait, que le temps ne s’écoulait pas normalement. En même temps, qu’est-ce que c’était vivre normalement, encore plus sans ta sœur, c’était une très bonne question. On t’avait dit une bonne vingtaine, peut-être même centaine de fois de passer par-dessus, de vivre avec, sauf que ce n’était toujours pas normal pour toi. T’arrivait à faire en sorte à ce que ça t’affecte moins certes. Mais pas vraiment aujourd’hui. T’avais déjà eu le courage d’aller travailler et d’avoir un semblant de vie normale, alors le reste, t’avais plus grand-chose en stock, non. T’étais déjà pas vraiment courageux de base. Pas lâche non plus, mais tu préférais généralement faire les choses dans le dos des gens quand tu te savais en sécurité, et en prenant ton temps pour réfléchir, oui.

T’aurais certainement mieux fait d’aller tranquillement te poser chez toi, d’y rester et de glander au choix dans le jardin avec Atria, ou en prenant un bain bien trop long. Ca t’aurait évité de te fatiguer physiquement en plus de mentalement, mais au moins t’avais essayé. T’allais continuer d’essayer jusqu’à être rentré au moins. Parce que ce n’était pas vraiment dans tes habitudes de montrer cette facette aussi défaitiste et déprimante de ta personnalité. Certes t’en avais quelques vestiges de lorsque t’avais essayé de l’exprimer par le passé, mais ce n’était pas vraiment parce que t’étais frileux que tu gardais par tout temps des manches longues. Que ces cicatrices, vous étiez trois à les connaître.

Puis en plus, ce n’était pas comme si tu connaissais extrêmement bien la blonde, qu’elle ne devait de toute manière en avoir rien à faire, de ta vie, et elle avait bien raison. Tu te fichais totalement de celles des autres, à quelques exceptions, alors. T’avais tâché de continuer de sourire lorsqu’elle avait repris la parole et avait mentionné ton anniversaire. Aha. Tu ne comprenais toujours pas pourquoi c’était censé être joyeux, un an de plus. T’avais rien senti de différent, tout ce que tu constatais, c’était un certain vide dont t’arrivais pas à te débarrasser. Un vide qui te suivrait à vie sans doute. Un vide que t’avais pas du tout envie de fêter.

Pui tu ne te souvenais même pas avoir un jour essayé de fêter ton anniversaire à la date exacte, mais bon, ça, les gens ne pouvaient pas spécialement le savoir non plus. S’il n’était pas rare que t’offre quelque chose à Misam, et inversement, vos parents attendaient quelques jours plus tard. Mais bon. La coutume et la politesse voulaient certainement que tu fasses quelque chose. T’aurais dû t’y préparer, t’en douter en sortant. Ce à quoi tu t’exposais. Mais ça partait d’une bonne intention, tu te voyais mal refuser ce verre.


« ▬ tu m’étonnes, autant ne pas te presser, sinon tu risquerais d’aggraver encore plus la chose ! Eh bien, essaye de ne pas le réussir, je ne pourrai plus vraiment t’aider si tu finis à Sainte-Mangouste. Eeet oui, merci ! Proposé si gentiment, pourquoi pas ? J’envoie juste un hibou et je suis tout à vous. »


Ah bah tu n’allais pas non plus ton meilleur ami de côté. T’avais quand même pris un parchemin dans ton sac pour pouvoir prévenir ton cousin que tu rentrerais un peu plus tard et que s’il le voulait, il pouvait toujours vous rejoindre aussi. Même si bon, tu savais pertinemment que si tu commençais à boire, surtout dans un état d’esprit pareil, il ne te faudrait pas deux minutes avant d’essayer de lui faire un câlin et de ne plus jamais le lâcher, mais bon. En attendant t’étais allé t’installer près du bar, ça pourrait être pas mal.